C'est le moyen pour moi d'échanger sur la Chine, de faire partager mes voyages en Chine, des lectures sur la Chine, des analyses, des impressions, d'aller au-delà des peurs qu'inspire ce grand pays si entreprenant en essayant de comprendre ses propres craintes, ses propres défis mais aussi de pointer les questions qu'il soulève. Nous aurons peut-être ainsi l’occasion de faire un bout de chemin ensemble.
Yan Lianke, auteur originaire de la province chinoise du Henan et établi à Pékin, est un écrivain prolifique maintes fois récompensé. Il est traduit dans de nombreuses langues.
En France, il est notamment publié par les éditions Picquier. Il a débuté sa carrière littéraire en 1978 en tant qu'écrivain de l'armée. Titulaire du prix Mao Dun, le prix littéraire le plus prestigieux en Chine, il est aussi l'un des écrivains les plus controversés dans son pays . "Si la littérature n'a pas le droit de se confronter à l'actualité, à l'histoire et de souligner les problèmes, y compris spirituels, qui en découlent, parler de réalisme devient aussi ridicule et absurde que cette histoire de singes qui font cercle autour d'un puits pour essayer d'y pêcher la lune", dit-il.
Je viens d'achever la lecture d'un de ses romans, La fuite du temps (2017, éd.Picquier poche, 621 pp.). Le récit se déroule dans la province du Henan, au centre de la Chine, dans un recoin oublié des monts Balou, où les habitants meurent avant l'âge de quarante ans, ignorant qu'ils sont victimes d'une intoxication chronique au fluor. Sima Lan, le personnage principal, s'acharne à sauver le village en faisant creuser un canal sensé apporter une eau non toxique et avec elle une espérance de vie plus longue... Un roman que je recommande pour comprendre la force et la misère des paysans chinois face aux aléas de la vie. Un roman servi par une magnifique traduction de Brigitte Guilbaud.
Yan Lianke
Extrait de : La fuite du temps, Picquier poche, 2017, pp.220-221
- Sima Lan, mon père est mort !
Le regard de Sima Lan se fige sur l'épaisse nuée, sur Lan Sishi qui se tient là, devant lui. Il tressaille.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Mon père est mort cette nuit.
De grands flots blancs baignent la rue, des gouttes perlent depuis la cime des arbres jusque sur la tête de Sima Lan. Une détonation déchire le ciel et c'est une giboulée qui lui crible les joues, les oreilles, les épaules. Il ressent subitement un profond respect pour le chef Lan Baisui - Lan Baisui aussi doux que la farine. Et son affliction à l'égard des cinq ou six personnes mortes à plus de trente ans ce mois dernier disparaît soudain. Il lui semble qu'elles ont vécu leur temps, mortes des suites de la maladie de la gorge obstruée et non à cause des cinq ou six ans passés à peiner pour cultiver la terre sous les ordres de Lan Baisui.
Pourtant le chef s'est pendu. C'est la preuve éclatante que travailler la terre sur ces vastes monts ne peut sauver la vie des villageois. Et il en sera de même pour ceux de sa génération, jamais personne ne pourra vivre au-delà de quarante ans. Or lui-même a grandi, maintenant jeune gaillard de la campagne, il a déjà vécu la moitié de sa vie sans s'en être aperçu, et voilà que la mort désormais court à sa rencontre. Il contemple le visage pur et replet de Sishi, sa chevelure noire et brillante, et se met à trembler. Il la prend par la main, l'entraîne dans un coin de ruelle, au cœur d'une boule de brouillard, et saisit son autre main pour la serrer fort; longtemps restée dans la nuée, elle est aussi froide qu'un navet qu'on viendrait de laver, tandis que ses mains à lui sont chaudes et moites. C'est la première fois, depuis son premier rapport sexuel, qu'il tient la main d'une fille, et qui plus est, la main de Sishi, elle qui, depuis son enfance, lui fait battre le cœur. Plus jeune que lui de deux ans, elle a déjà plus de formes que ses sœurs; ses yeux sont vifs, ses lèvres épaisses et si rouges qu'on les croirait gorgées de sang. Quant à ses joues, même dorées par le soleil, aucune fille n'en a d'aussi claires et tendres. Sima Lan remarque des gouttes de brume sur le duvet au dessus-de ses lèvres et sur la pointe de son nez, et le voilà soudain assoiffé, avec le désir de grimper là pour aspirer les perles d'eau. Toujours tremblant, il l'attire contre lui pour lui demander seulement :
- Sishi, qu'a dit ton père avant de mourir ?
Elle secoue la tête et tente de dégager ses mains.
- Il n'a vraiment rien dit ? Il n'a pas dit qu'il fallait que tu m'épouses ? Que je devais être le chef du vilage ?